Un de mes plus vieux souvenirs, c’est d’observer les fines particules volantes à la fenêtre de ma chambre. Cette vision me fascinait. Pourtant, toute ma vie, mes sensibilités sensorielles ont été mon plus important handicap. Elles étaient le principal déclencheur de mes crises autistiques. Lorsque j’ai vécu mon premier burn-out autistique, mes hypersensibilités sensorielles se sont intensifiées au point que je les ai qualifiées de « détraquées ». Ce qui me gênait ou ce à quoi je m’étais habitué m’était devenu intolérable. Puisqu’elles sont partie intégrante du diagnostic et de la vie des personnes autistes, il convient d’en donner quelques explications et mon témoignage.
📋 TL;DR : Mes sensibilités sensorielles en bref
- Le toucher : effleurements douloureux, mais câlins serrés apaisants.
- L’ouïe : brouhaha insupportable, recherche de musique forte et basses.
- La vue : soleil et néons agressifs, lumières nocturnes fascinantes.
- L’odorat : quasi absent avant burn-out, hypersensible après.
- Le goût : rejet initial de l’amertume (café, thé, bière), faible perception du sel.
Des sensibilités sensorielles à l’origine atypique
Les hypersensibilités sensorielles, beaucoup de lecteurs y seront familiers. Sa prévalence se situerait entre 10% et 35% de la population. Selon une étude, plus de 90% des personnes autistes présenteraient des particularités sensorielles. Pourtant, il faut les distinguer. La cause des hypersensibilités et ses conséquences ne sont pas les mêmes chez les neurotypiques que chez les autistes. À commencer par le fait qu’elles ne recouvrent souvent qu’une ou deux modalités chez les neurotypiques alors qu’elles en recouvrent habituellement plusieurs (souvent toutes) chez les autistes.
Une structure cérébrale différente
La différence clé, c’est surtout que l’hypersensibilité (et l’hyposensibilité) dans l’autisme est liée à une organisation et une structure neurologique spécifiques. Les sensibilités sensorielles particulières sont dues à la manière dont le cerveau traite, de façon atypique, les informations sensorielles. Normalement, le cerveau filtre les informations pertinentes : il laisse passer ce qu’il juge important (un interlocuteur qui parle) et réduit le reste (les bruits de fond). Dans l’autisme, ce filtre fonctionne différemment. Il va alors soit laisser passer trop de signaux, c’est là qu’on parle d’hypersensibilité ; ou trop les atténuer, on parle alors d’hyposensibilité.
Ce qui est courant chez les personnes autistes et beaucoup moins chez les neurotypiques, c’est d’associer hyper et hyposensibilité, souvent sur le même sens. Ce filtrage sensoriel atypique a été largement étudié et vulgarisé dans des médias spécialisés (comme The Transmitter).

La fascination et la surcharge sensorielle
Cela surprend souvent l’entourage, c’est pourtant seulement un fonctionnement neurologique différent. Des études suggèrent une hyperconnectivité dans certaines zones du traitement sensoriel et une hypoconnectivité entre certaines régions plus éloignées (Connectopathy in Autism Spectrum Disorders, Frontiers in Neuroscience). Les stimuli déclencheraient aussi une réponse neuronale atypique. Cette différence de fonctionnement, elle est à l’origine de la fascination sensorielle couramment observée chez les enfants et personnes autistes, mais surtout à la surcharge sensorielle. Et lorsqu’elle dépasse le seuil de tolérance sensorielle de l’autiste, elle mène au shutdown (repli autistique) ou au meltdown (effondrement émotionnel), les deux crises principales connues de beaucoup d’autistes. J’en fais l’expérience très régulièrement.
Mon expérience avec mes sensibilités particulières
Toute ma vie, j’ai vécu avec ces sensibilités sensorielles sans même me dire que c’était atypique. Je percevais bien que les autres n’avaient pas mes vives réactions aux stimuli sensoriels mais je pensais naïvement que tout le monde était concerné. C’est souvent une caractéristique des personnes autistes : percevoir la différence (jusqu’à se croire alien) tout en pensant que ses pairs vivent la même expérience. Ce n’est que pendant le burn-out que j’ai réalisé que c’était « anormal ».
👇🏻 Le toucher, mon pire ennemi
Tout petit, j’aurais refusé d’enlever mes chaussettes pour marcher sur une plage. De tout temps, mon rapport au toucher a été assez conflictuel et m’a causé des soucis dans mon rapport à l’autre. Je me souviens encore avoir crisé en voiture alors que le genou de ma sœur touchait le mien. Je vivais le moindre effleurement comme une agression.
On devait couper les étiquettes de tous mes vêtements pour que je puisse fonctionner au mieux dans ma journée à l’école. Un slip mal ajusté m’était tellement inconfortable que je me devais de le repositionner constamment. Cela m’a même valu une humiliation d’enseignante en classe de CM1 qui m’a réprimandée de pleine voix devant mes camarades en me disant « d’arrêter de me gratter les fesses ». D’un simple inconfort, je me suis retrouvé dans l’interdiction d’être.
Si ma mère assure m’avoir fait des câlins dans ma petite enfance, cela s’est vite arrêté. Je voyais le concept comme extrêmement envahissant, gênant et inconfortable.
Aujourd’hui, seuls certains de mes amis (que j’appelle parfois « mes fournisseurs d’ocytocine annuels ») ont droit de me faire un câlin sans que je ne réagisse par un recul vif. Je les recherche même avec deux amis, car je m’y sens en sécurité et l’un d’eux m’en fait en me serrant très fort, ce qui m’apaise énormément. Les études ont montré que l’ocytocine était libérée de manière atypique chez les autistes. L’ocytocine, c’est l’hormone de l’amour et du contact social. Chez une personne autiste, elle peut se libérer massivement très vite, à retardement, ou ne pas être libérée du tout de la même manière. En fait, le fonctionnement même des récepteurs à l’ocytocine varie. Certaines études se sont intéressées à l’ocytocine et ont trouvé des taux plus bas d’ocytocine chez les personnes autistes (voire PubMed — Taux d’ocytocine dans l’autisme). Elles ont également étudié son impact sur les enfants autistes (voire NIH et Fondation Fondamentale). Dans mon cas, j’estime qu’elle est très liée à mon sentiment de confiance et de sécurité avec l’autre. Le contact avec d’autres personnes ne libère probablement rien et m’est donc même repoussant.


À la manière des câlins serrés, j’aimais porter des pantalons serrés pendant mon adolescence avant de passer à des vêtements plus amples après l’âge adulte. Car oui, les sensibilités sensorielles varient avec le temps, souvent plus que chez les allistes. J’y reviendrai dans la suite de l’article.
👂🏻👁️ L’ouïe et la vision qui font de moi un X-Men
Un ami, m’entendant parler de mes sensibilités, m’a une fois qualifié de X-Men (certainement en pensant à Cyborg et ses lunettes). C’était pendant mon burn-out et j’aurais presque mis mes lunettes de soleil en intérieur avec mes volets fermés. Ce qui peut sembler comme des super-pouvoirs pour des allistes, c’est finalement mon plus gros handicap.
Ce super-pouvoir, il ne sort pas de nulle part. J’expliquais avoir l’ouïe si aiguisée que j’entendais mon coca crépiter à deux pièces d’écart. Il m’arrive parfois même d’entendre l’électricité à travers mes murs (n’étant pas électricien, je ne sais pas trop quel matériel électrique en est à l’origine). Si je devais dire à quelqu’un ce qui fait le plus de moi un autiste, ce serait ça. Je souris à l’écriture de ces lignes mais je vis avec mon hypersensibilité auditive avec difficultés : je dois quotidiennement naviguer dans un monde non construit pour les autistes et extrêmement bruyant. En particulier dans la région parisienne où les chantiers sont monnaie courante, et où le métro m’est un mode de transport impossible si je n’étais pas équipé de mon casque à réduction de bruit active.
Pour sociabiliser, c’est là que ça se corse. Par souci de ne pas paraître étrange, je refuse de porter mon casque en regroupement. Une interaction à trois personnes, facile. Plus de trois, ça se complique. Plus de quatre et après, je cours au shutdown. Pour l’illustrer, il faut imaginer cette interaction avec des points pour chaque personne et des lignes qui se croisent entre eux. Plus il y a de lignes, plus il y a de bruit. Insérez cette scène dans un bar en soirée et le shutdown m’est assuré, en direct ou en arrivant chez moi. Le bruit n’est, comme je le décris souvent, pas différent d’un coup de poignard dans les oreilles.

Pour m’en protéger, j’ai donc mon casque dont je mets systématiquement, paradoxalement, le volume à fond. C’est l’hyposensibilité auditive qui se confond avec l’hyper. Dans une boîte de nuit, si vous voyez un fou en train de battre la tête à côté des caissons de basse, c’est peut-être moi. Oublier un son régulier dans mon appartement, sauf surcharge, c’est mon habitude.
Côté X-Men, je suis hypersensible à la lumière du soleil depuis toujours au point que j’ai toujours porté des lunettes de soleil. J’ai fait ma scolarité en Guadeloupe donc j’étais habitué aux journées ensoleillées mais pas de lunettes à l’école et au lycée. C’était difficile donc je marchais en regardant le sol et m’apaisais dans les salles de classe. Arrivé à Paris, j’ai commencé à les porter systématiquement en extérieur. Ça en surprendra beaucoup — probablement pas les autistes — mais je suis encore plus envahi lorsque le ciel est blanc, jusqu’à me donner de forts maux de tête, signe que je surcharge. Et souvent, que c’est déjà trop tard pour éviter la crise. Je vis donc avec les volets baissés de moitié.

À contrario, la nuit tombée, ce sont mes hyposensibilités qui se manifestent. En manque de stimulations sensorielles, je passe en mode recherche sensorielle. Les lumières agressives pour les autres sont une source d’émerveillement pour moi. Quand j’attends un RER, je fixe généralement un lampadaire. Quand je suis en voiture, j’observe les feux tricolores et les lumières de la ville qui l’illuminent. J’y vois une beauté unique de laquelle les autres passent souvent à côté. Dormir dans le noir ? Difficile. Je garde mes volets ouverts et parfois même une lumière tamisée. Outre l’hyposensibilité, c’est aussi l’absence totale de repères qui me perturbe.
👅 Le goût
C’est celui qui explique comment les sensibilités évoluent avec le temps. Vous avez sans doute tous vu vos goûts changer avec l’âge. De détester un aliment à le cuisiner régulièrement. D’être réfractaire au goût du café à ne plus pouvoir vous en passer. Chez moi, et souvent dans l’autisme, c’est ce qui s’est passé avec mes sens.
Le goût, c’est mon sens qui me pose le moins problème. J’ai plutôt toujours été assez ouvert à tout type de nourriture du moment qu’elle n’est pas amère. Jusqu’à ce que je m’y habitue. C’est ainsi que je me suis volontairement forcé à aimer le café, le thé et la bière. Non pas pour me conformer aux autres, mais par souci de comprendre ce qu’ils y trouvaient (s’ils en consommaient tant, c’est bien que ça devait être bon pour le palet affûté). Maintenant, non seulement j’y suis habitué, mais je les apprécie sans additif (sucre, lait, etc.).

Finalement, je suis plutôt hyposensible au goût. J’ajoute du poivre et des épices dans presque tous mes plats et ne me rends même pas compte qu’il manque du sel à mes pâtes ou justement qu’il y en a.
👃🏻 L’odorat
L’odorat, c’est mon sens dont l’évolution est la plus frappante. J’y étais si hyposensible jusqu’à mes 28 ans que je ne sentais presque rien. Lorsque j’ai eu le Covid, je ne me suis donc rendu compte de rien. Il me fallait une forte dose de parfum pour sentir quelque chose, l’odeur de la cigarette dans un appartement ne m’aurait même pas titillé. Je faisais fi des odeurs de transpiration. Je n’aurais probablement pas remarqué une fuite de gaz et j’aurais sauté avec l’appartement.
Et à 28 ans, j’ai fait un second burn-out autistique. Depuis, mon odorat fonctionne de mieux en mieux. Sauf que j’aurais probablement préféré qu’il reste comme il était. Je suis devenu si sensible que je sens souvent des odeurs un peu partout qui semblent n’avoir pas d’origine, souvent des parfums de personnes qui sont passées par le même chemin que moi. Naviguer dans le métro me force maintenant à respirer par la bouche. J’ai senti une fois une odeur agréable qui était en fait l’odeur corporelle d’une amie, et je m’en suis instinctivement rapproché pour en sentir l’odeur quasi parfumée naturelle. Comme en station service quand je prends de grandes inspirations, attiré par l’odeur de l’essence.

Mon premier burn-out a rendu mes perceptions si extrêmes que je vivais avec les volets fermés, que je gardais mes lunettes de soleil en intérieur et évitais toute possibilité de contact avec les autres (donc les heures de pointe en RER). Quand il a lentement pris fin, mes sensibilités sensorielles ne sont jamais revenues totalement à leur norme.
À côté des cinq sens les plus connus, d’autres jouent aussi un rôle crucial : la proprioception (sens du corps dans l’espace), le système vestibulaire (équilibre et mouvement), la nociception (douleur) et la thermoception (température). Chez les personnes autistes, ces systèmes peuvent eux aussi être altérés, que je développe dans Les sens invisibles. Ces sens supplémentaires sont de plus en plus mis en avant dans la littérature et vulgarisation scientifique (voire Allo Docteurs).
Non seulement il existe d’autres sens, mais en plus, dans mon cas, mes épisodes bipolaires les altèrent, ce que j’évoquerai là aussi dans les articles dédiés (impact de l’hypomanie, manie et dépression).
TL;DR : Mes sensibilités sensorielles
👇🏻 Toucher :
- Hypersensibilités :
- Effleurement : douloureux
- Texture fibreuse des viandes : viande évitée
- Sous-vêtement mal ajusté : insupportable
- Étiquettes de vêtements : coupées
- Cil, cheveu ou poil sur la peau : décharge électrique, mode alerte
- Câlins légers : intrusifs, refusés
- Caresses sur certaines zones : gêne voire douloureuses
- Hyposensibilités :
- Câlins serrés : apaisants, sources d’ocytocine
- Massages forts : détente
- Vêtements serrés à l’adolescence
👂🏻 Ouïe :
- Hypersensibilités :
- Brouhaha de la rue : coup de poignard dans les oreilles
- Bruit d’un chantier : mode détresse
- Interactions avec plus de deux personnes : difficile, fatigue
- Bruit d’une multiprise : impossible d’en détourner mon attention
- Électricité dans les murs, sons distants : identifiés, parfois dérangeants
- Hyposensibilités :
- Musique avec volume au maximum : stimulante
- Me positionner près de caissons de basse : plaisir
- Silence complet : dérangeant
👁️ Vue :
- Hypersensibilités :
- Lumière du soleil : agressive, surtout en ciel blanc éclatant, volets baissés
- Reflets sur le métal : agressifs
- Néons dans les magasins : agressifs^1000
- Hyposensibilités :
- Lumières vives nocturnes : fascination
- Lampadaires
- Feux tricolores
- Éclairage dans la ville
- Panneaux publicitaires (Times Square de nuit est un délice)
- Lumière tamisée pour dormir : rassurante, apaisante
👃🏻 Odorat :
- (Avant burn-out) Hyposensibilités :
- Forte dose de parfum : nécessaire
- Odeurs corporelles fortes agréables : attirantes
- Odeur de cigarette : imperceptible
- (Après burn-out) Hypersensibilités :
- Odeurs dans le métro : insupportables
- Transpiration
- Urine
- Air renfermé
- Parfums : encore plus envahissants que les points du dessus
- Magasins trop odorants (ex : fromagerie) : fuite
- Odeurs dans le métro : insupportables
👅 Goût :
- Hypersensibilités :
- Fuis, puis appréciés après forçage volontaire d’expériences répétées :
- Café
- Thé
- Bière
- Fromages
- Goûts réglisseux (réglisse, anis)
- Fuis, puis appréciés après forçage volontaire d’expériences répétées :
- Hyposensibilités :
- Sel manquant : non remarqué
- Épices, poivre ou sauces pimentées : ajoutées systématiquement
Je reviendrai dans un futur article sur ces burn-outs et la manière dont la surcharge peut conduire à la crise autistique lorsqu’elle n’est pas contenue.
Malgré ce handicap qu’elles me causent, mes sensibilités font partie de moi et je pense sincèrement qu’elles me font voir le monde d’une manière toute autre que pour les neurotypiques. J’aimerais parfois qu’ils voient le monde tel que je le perçois.

Là, pendant que j’écris, je suis hermétique aux bruits qui m’entourent. Mon serveur ne sonne plus comme une alarme incendie, la lumière est tamisée et je n’ai qu’une chose en tête : écrire, écrire, et écrire encore.

